Le coq et la pendule
Maurice ROBERT
Tu as bien sûr entendu la
chanson de Claude Nougaro, tu sais celle qui parle d'un coq et
d'une pendule: … " Dans une ferme du Poitou, un coq
aimait une pendule..." Et bien figures toi que c'est une
histoire vraie. Quand j'étais enfant j'ai bien connu ce
coq et encore mieux la pendule, puisque c'est elle qui orne
encore aujourd'hui notre salle de séjour.
Nos pendules, je parles de celles des
fermes du Poitou, sont, ce que les spécialistes
appellent des comtoises.
Dans les fermes du Poitou,
aujourd'hui, des pendules vois-tu, il n'y a plus guère.
Quand j'avais ton âge, il y en avait encore beaucoup et
pourtant je ne me souviens pas avoir vu quelqu'un en acheter
une. Une fois rentrée dans une maison elles n'en
sortaient plus. Elles faisaient partie de la maison. Elles
restaient là, c'est tout.
Au bout du village, il y avait une
vieille maison, que j'ai toujours connue fermée, mais
nous les garçons, nous avions réussi à y
pénétrer. La maison avait été
vidée de ses meubles mais la pendule était encore
fixée au mur. Ses portes démontées
étaient posées le long du mur, sa caisse ouverte
laissait voir son mécanisme et les deux poids
rouillés qui pendaient au bout de leurs ficelles, le
balancier avait disparu. La maison était vide, mais sa
pendule était restée, outragée, mais
toujours là.
Avoir une pendule à cette
époque là, c'était dire quelque chose: non
pas sa richesse, ou une certaine aisance, ni même une
façon de vivre. Ce n'était pas un de ces
manifestations tapageuses, comme l'automobile rutilante que
l'on laissait flamboyer de tous ses chromes devant le pas de la
porte ou une cuisine en formica qui rendait la voisine malade
de jalousie. Non, posséder une pendule c'était
autre chose.
Mais tout le monde n'en avait
pas.
D'abord il y a les familles pour qui,
pourvoir manger quotidien était déjà une
prouesse, donc ici, pas de tic-tac.
Il y avait dans les environs une ou
deux grandes maisons bourgeoises cachées derrière
les grands arbres de leurs parcs, là point de pendule,
ou peut être à l'office, pour les domestiques.
Mais non, ici le timbre d'une cloche aurait
dérangé. Dans ces maisons là, l'horloge
n'est pas utilitaire. Elle n'est là que pour mettre en
valeur la commode Louis XV: c'est une œuvre d'art,
signée d'un artiste de renom.
Dans le bourg, il y avait quelques
grandes maisons de commerçants, aux encadrements en
pierre de taille, avec étages et chambres hautes,
façon ville. Là, on préférait la
pendulette, encastrée dans une œuvre d'art:
allégorie de bronze dorée, enfermée sous
un globe de verre, encadrée de ses deux
candélabres assortis, trônant sur une
cheminée en faux marbre. Ici le futile se devait
d'être démonstratif et tapageur, pour rappeler aux
visiteurs, chez qui ils se trouvaient.
Il y avait les modernes qui avaient
adopté le carillon. Tu sais ces horloges
chromées, dorées, que l'on suspend au mur dans
leur caisse en imitation noyer. Ce sont des machines
prétentieuses et bruyantes qui pour montrer qu'elles
sont importantes jouent tous les quarts d'heures Le chant du
départ ou imitent la sonnerie de Big-Ben. Ici tout ce
qui était ancien était ringard.
Quant au coucou, ce n'est plus de
l'horlogerie, mais de la poésie.
Non la pendule, n'a sa place que sous
les poutres d'une grande salle de ferme.
Celle que chante Monsieur Nougaro se
trouvait dans les années cinquante dans une petite
maison de pierres blanches au toit de tuiles courbes. Sur la
façade, plein sud, un immense figuier, dont les branches
basses servaient d'auvent.
L'habitation se composait alors d'une
pièce unique. Sombre, basse de plafond sous ses poutres
fumées, mais assez vaste pour recevoir une dizaine de
personnes autour de sa grande table rectangulaire. Le sol,
pavé de grandes dalles de calcaire males
ajustées, délimitait la partie commune à
la fois cuisine et salle de séjour. La partie chambre
à coucher se cachait derrière deux grands rideaux
de satinette rouge à grands ramages de fleurs blanches
et roses. A mi hauteur, dans le mur de façade,
près de la porte, un œil de bœuf placé
au dessus de la pierre de l'évier, de là, en se
penchant un peu, ma grand'mère Néomaye pouvait
surveiller les allées et venues de notre
cour.
Notre
pendule était arrivée, vers 1840, dans la
charrette à foin de mon arrière, arrière,
grand-père maternel, un jour de foire à Melle
où peut être de Sauzé-Vaussais, on ne sait
plus très bien. Elle avait trouvé sa place entre
le buffet et la cheminée, les pieds bien calés
sur son pavé, la tête fixée au mur par un
gros clou, entre deux poutres, depuis elle n'avait jamais
bougé.
Corsetée dans sa longue caisse
brunie par la fumée, son balancier de cuivre jaune,
finement ouvragé de torsades, battait la mesure du temps
depuis plus de cent ans, sans presque jamais s'être
arrêté. Une fois, une seule fois, en 1862, sa
mécanique robuste s'est déréglée.
Depuis on ne l'arrêtait plus que pour les
déclarations de guerres ou lorsqu'un mort se trouvait
dans la maison.
Et quand par mégarde la pendule
s'arrêtait, parce qu'on avait oublié d'en remonter
les deux poids de fonte, qui entraînent son
mécanisme, il planait sur la maisonnée le silence
d'une sourde inquiétude, chacun redoutant sans le dire,
le malheur annoncé.
Quand cela arrivait c'était
avant tout l'occasion d'une scène de ménage entre
mes grands parents. Puis toute la maison s'en trouvait
bouleversée : les vaches n'étaient plus traites
à l'heure, les repas étaient
décalés, enfin tout allait à vau-l'eau,
jusqu'à ce que chacun se reprenne.
C'est pourquoi, remonter la pendule
n'était pas une affaire banale, c'était l'affaire
de mon grand-père qui affirmait ainsi sa position de
maître de maison.
Tous les deux ou trois jours il
ouvrait la boîte. Geste presque impudique qui montrait
à la maisonnée ce qui en principe ne doit pas
être vu de tous ; il arrêtait le balancier, puis
sortait la clef de sa cachette, l'introduisait dans les
orifices prévus au milieu du cadran
émaillé et tournait la manivelle, remontant les
poids d'un mouvement lent et régulier dans un bruit de
crécelle métallique. Pour être admis
à tourner la clef, il fallait avoir l'assentiment du
patriarche.
Aussi lorsqu'il y avait urgence, en
l'absence de mon grand-père, ma grand' mère
demandait à mon père, son gendre, d'intervenir.
Mon père, en homme pratique qu'il était, sans
cérémonie, remontait la mécanique. Lorsque
mon grand-père s'en apercevait, incapable de cacher sa
frustration, il laissait échapper quelques
réflexions douces-amères pour montrer sa
contrariété. Moi qui étais tout petit, je
sentais bien qu'il se passait là des choses graves qu'un
enfant ne pouvait pas comprendre.
J'avais au moins 10 ans, lorsqu'un
dimanche matin mon grand-père avançant une chaise
devant la pendule me tendit la clef du remontoir. Je su alors
que j'étais devenu quelqu'un qui compte.
Tu l'auras compris, chez nous,
posséder une pendule n'était pas rien.
On ne pouvait pas la confondre avec
les vieux meubles patinés, qu'on cirait deux fois par an
et qu'on lustrait au chiffon de laine à la veille des
grands évènements. Ni la comparer à la
cuisinière en fonte émaillée,
fierté des femmes de la maison.
Non, c'était la pendule,
tellement vieille, tellement enfumée, que sur sa caisse
de sapin on ne distinguait même plus les fleurs et les
fruits qui y avaient été peints.
Discrète et besogneuse, comme
un cœur, son tic-tac doux et régulier était
à peine audible dans l'agitation de la journée.
Mais toutes les heures, dictatrice implacable : sa cloche
rappelait à tous les devoirs du moment . Il faut se
lever ! Il faut travailler ! Il faut manger ! Il faut dormir !
Et pour que chacun sache bien ce qu'elle avait dit, elle le
répétait une deuxième fois.
Une pendule, toutes les pendules de
ces vielles maisons savent parler. Ce qu'elles ont à
dire ne se dit pas à haute voix. Elles te le susurre au
fond de la nuit, quand le sommeil tarde à venir,
où pendant la sieste, quand tout se repose, la porte et
les volets tirés: si tu sais l'écouter, elle va
te dire. Elle va te dire qu'elle en a vu des choses et des
gens. Dans sa famille, les filles étaient jolies ; les
garçons forts et vigoureux ; les mariages joyeux et
pleins de promesses ; mais que la vie était difficile.
Quand les greniers étaient vides et les impôts
trop lourds, quand le phylloxéra a tué les
vignes, quand le chanvre n'a plus valu le sou: ils se sont
réunis autour de la grande table, les autres, des
villages voisins, en catimini, au fond de la nuit, sont venus
les rejoindre: ils ont parlé, ils ont
préparé les faux et les piques à loup, ils
se sont révoltés. En ce temps là, la faim
et la maladie tuaient les enfants et la misère a
fermé à jamais beaucoup de maisons. Puis les
hommes sont partis à la guerre ; les femmes,
harassées de travail, les ont attendu en pleurant,
assises le soir au coin de la cheminée ; l'espoir
revenu, une nouvelle guerre est arrivée …et puis
encore une autre et une autre.
Elle te dira aussi que la vie
était belle quand les gerbes étaient abondantes
et le bétail bien à l'abri dans ses
écuries. Les loups pouvaient rôder, la Galerne
pouvait souffler tout l'hiver et hurler la Chasse Gallery,
réunie devant la cheminée, la maisonnée
goûtait avec les gens du village le bonheur d'être
ensemble en buvant le vin chaud.
La pendule te dira tout ça et
bien d'autres choses, car elle était
là.
Et le coq ? Ce fameux coq, il a
toujours été ce gallinacé facétieux
que nous conte la chanson. Déjà dans l'œuf
il se distingua.
Au printemps le grand travail de ma
grand'mère et de ma mère, c'était de
prévoir les couvées qui approvisionneraient le
reste de l'année la table dominicale en volailles
rôties de toutes sortes. Oies, canards et poulets
étaient mis à couver en abondance sous des poules
choisies à cet effet. Cette année là, la
poule noire au cou déplumé, réputée
être une excellente couveuse, avait hérité
d'une dizaine d'œufs de cannes.
Au moment de l'éclosion des
cannetons, stupéfaction: au fond du nid restait un bel
œuf roux. Lequel, après de minutieux mirages, des
auscultations répétées et des
écoutes attentives fut déclaré contenir un
poussin.
Pas question pour ma grand'mère
de perdre ce futur rôti. Il fallut donc trouver un moyen
de continuer l'incubation : une boite à sucre remplie de
ouate, placée dans un tiroir du bas de la
cuisinière à bois, fit office de couveuse
artificielle. Je fus immédiatement nommé
responsable de la surveillance de l'œuf, tâche dont
je m'acquittais avec fièvre et empressement, sous les
quolibets des hommes de la maison.
Enfin, huit jours plus tard, nous
étions riche d'un adorable poussin roux.
Il fut décidé,
malgré les protestations de mon père et de mon
grand-père, qui pour une fois étaient d'accord,
que le poussin serait élevé dans une caissette,
dans le coin de la cheminée, en attendant de lui trouver
une famille d'accueil à la basse cour. Mais de famille
d'accueil il n'y en eu jamais.
Ma grand'mère, virtuose du
couteau de boucherie, qui vous trucidait en moins de temps
qu'il ne faut pour le dire, une couvée complète
de poulets adultes, s'était éprise de
l'orphelin.
Pendant plusieurs mois elle fit la
guerre à mon grand-père, aux chats, aux chiens,
aux domestiques agricoles, et même à mon
père : et le poulet resta dans la maison. En quelques
semaines ce coquelet mal emplumé avait réussi
à diviser la maisonnée en deux clans : les pour
et les contre.
Il était continuellement sous
nos pieds, mais en cas de danger imminent, il se
réfugiait sous le premier meuble venu qui lui offrait un
abri, n'en sortant que quand la menace s'était
éloignée. La bestiole, sans vergogne picorait
tout ce qui était à sa portée. Au bout de
quelques mois, il était devenu un superbe coq roux et
noir au plumage mordoré, si gros et si fort, qu'il
tenait les matous de la maison à distance de leur
gamelle. Notre vieux facteur à qui il avait piqué
les mollets, le redoutait.
Mon père l'appelait Hitler, en
souvenir du tyran, récemment disparu. De son
côté, on sentait bien que mon grand-père,
qui se prénommait Adolphe, ne goûtait que
modérément la plaisanterie.
Une tentative de le mettre à la
basse-cour faillit mal tourner. Le maître des lieux, un
vieux coq coriace, qui en avait vu d'autres, se retrouva
acculé sous un tas de fagots, les plumes du cou
arrachées, saignant de toutes ses plaies, sans
l'intervention musclée de ma grande sœur, l'affaire
tournait au drame.
Il fût donc décidé
que Hitler vivrait hors de l'enclos, ce dont il s'accommodait
fort bien. Les hommes étant parti au travail, notre coq
arrivait d'un pas décidé, à quelques
mètres de la porte, il s'arrêtait, immobile, la
crête coiffée sur le côté, la pupille
ronde, il penchait la tête à droite puis à
gauche. Si aucune hostilité ne lui était
manifestée il s'enhardissait à franchir le seuil
: notre porte étant rarement fermée, même
en hiver, la cheminée tirant fort mal.
Une fois dans la place, il manifestait
sa présence par des …cot, cot,
cot…affairés. Si ma grand'mère était
là, elle sortait du buffet une assiette contenant
quelques déchets de viande, un morceau de pain dur ou
une pomme de terre détournée de la
pâtée des cochons et mise en réserve pour
lui. Une fois sa gâterie picorée, il rejoignait le
coin de l'âtre où il somnolait jusqu'à ce
que un intrus ne vienne l'en déranger.
C'est une histoire assez banale,
penses-tu. Oui, peut être, sauf que notre coq,
était amoureux de la pendule…
Mais comment cela est-ce possible,
qu'un coq manifeste un sentiment aussi…humain, me
diras-tu? Oui, je sais c'est surprenant, le coq de la maison
amoureux d'une pendule.
"Amour contre nature"; murmuraient
certains habitants du village , dont les ricanements
embarrassés et inquiets, indiquaient qu'il y avait
là quelque chose de pas normal.
Est-ce le voix fêlée de
la cloche? Ou la petite lueur sautillante du feu se
reflétant sur le balancier qui avait hypnotisé le
Jo?
Ça, je ne le sais pas, mais
tout le monde pouvait se rendre compte que la pendule ne
laissait pas le volatil indifférent. Enfin toujours
est-il qu'il fallait le voir faire sa cour : l'aile basse,
tournant en rond, en émettant une sorte de borborygme du
fond de la gorge, dans un ballet, propre à
séduire n'importe qu'elle poulette de grain, aussi
vertueuse fut-elle.
Combien de fois l'ai-je vu, pendant
que je faisais mes devoirs, assis à la grande table,
après que la pendule eut sonné l'heure, entrer en
trombe et entamer sa danse de séduction. Au comble de
l'égarement, il lui arrivait même du fond du
hangar au foin où il passait ses nuits, perché
sur une échelle, de pousser un retentissant Cocorico, en
pleine nuit en réponse à sa chère pendule
qui venait de sonner l'heure.
Les choses auraient pu durer encore
longtemps comme ça, pour le plus grand plaisir de nos
voisins qui suivaient de très près
l'évolution de la situation à la fréquence
des disputes entre mes grands parents.
Jusqu'à un soir d'hiver. La
maison était pleine de gens venus veiller chez nous. Les
femmes tricotaient autour du feu, les hommes jouaient à
la couinchée et les langues, sous l'effet du vin chaud,
allaient bon train.
Au deuxième coup de onze
heures, le coq, que personne n'avait vu, perché au
sommet de la pendule se mit à chanter.
Stupéfaction et grand émoi dans l'assistance
interloquée. Puis ce fut un charivari indescriptible, la
bestiole effrayée en voulant s'échapper, atterrit
au milieu de la table, mais une main habile s'en saisit. Je ne
te dis pas la honte de ma mère, et la colère de
ma grand' mère.
Deux jours plus tard, malgré
notre chagrin, Pougnard, le volailler ambulant emportait notre
coq vers une rôtisserie de la ville.
Une semaine plus tard, la pendule
s'arrêta, on eu beau la caller, changer les ficelles de
ses poids, la faire examiner par les meilleurs
spécialistes, jamais plus elle ne fonctionna comme
avant. Comme aurait dit Monsieur de Lamartine : Objets
inanimés avez-vous donc une âme ?
Depuis quelques années, la
pendule a repris du service dans notre maison de campagne, loin
du Poitou. Quand tu la reverras, je t'en prie, ne lui dis pas
que tu sais, elle pourrait s'en trouver
contrariée.
(Hommage à Claude Nougaro)
Bret et Marcoussis le 04/04/04 ( cat, cat, cat...)
Dans ses mémoires, mon grand-père utilise l'expression «le Jo» pour désigner le coq. Votre texte contient la seule occurrence de cette dénomination que j'ai trouvée sur internet. En savez-vous l'origine ?
RépondreSupprimerCordialement,
Pierre Lescanne
en charentais ,effectivement le coq était surnommé ''le Jo" c'est du patois .
RépondreSupprimerBien joli texte !
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